Morceaux choisis

- Avec l'accord des intéressés -

 

Mi-novembre 1944, j'avais quatorze ans depuis un mois. Deux mois et demi s'étaient écoulés depuis notre évacuation vers Metz et mon père venait tout juste d'acheter deux cent cinquante kilos de pommes de terre qu'il avait stockées à la cave : "Comme ça, on peut attendre l'arrivée des Américains". Et c'est là que la Wehrmacht nous a fait évacuer les lieux ! Cette fois, plus moyen d'y couper. Nous avons été escortés jusqu'à la gare pour partir en Allemagne et les baluchons ont retrouvé leur place sur la charrette. Cela a été très difficile mais nous avons réussi à lui faire monter les marches jusqu'au quai pour la faire entrer dans le wagon de marchandises où nous allions nous entasser tous. Il faisait très froid, nous essayions de nous tenir chaud comme on pouvait.

Les rumeurs allaient dans tous les sens mais nous, nous n'étions sûrs que d'une chose, c'est que nous allions rouler vers l'est. Le train est enfin parti, en pleine nuit. Mes soeurs, mes frères et moi étions glacés parce qu'il faisait froid et parce qu'on avait peur. Après un dernier arrêt très long, on nous a fait descendre à Creutzwald. (...) La gare était éloignée du centre de la ville alors nous avons marché en grelottant jusqu'à un grand café où étaient regroupés les évacués. C'est seulement dans cette grande salle, dans le bruit, les cris et les discussions de toutes ces familles qui se retrouvaient sans rien, angoissées, que ma mère s'est rendu compte qu'il nous manquait Simone, qu'on avait perdu dans la pagaille générale.

 

Ma mère me racontait souvent cette belle histoire. A cette époque de l'année, c'était le temps de la récolte du houblon et les familles du voisinage se croisaient dans la cour de notre maison pour vendre à mes parents leurs paniers débordant de fleurs aux écailles vertes toutes douces. Une fois le houblon récolté à la main, les fleurs devaient être soigneusement détachées de la tige. Les petites mains des enfants étaient souvent mises à contribution pour ce travail fastidieux. Ma mère avait pour habitude de confectionner chaque jour un gâteau et elle avait préparé ce jour-là une tarte aux quetsches. La bonne odeur avait attiré un petit garçon du village qui travaillait là. Il s'est approché du landau où je dormais, que ma mère avait installé près de la porte, se mit à regarder avec curiosité ce bébé de quelques semaines. Ma mère riait alors, toujours incrédule devant les hasards de la vie, car ce garçon qui me regardait ainsi, c'était le petit Adolphe, celui-là même qui  m'épousera vingt ans plus tard.

 

 

 

 

De chaque côté de la rue, je les ai vus progresser de maison en maison, en file indienne, espacés d'environ dix mètres. Les soldats allemands en embuscade de l'autre côté de la rue leur tiraient dessus. J'ai vu un Américain tomber. Un autre s'est jeté à plat ventre pour aller le chercher en le tirant par les pieds. Trois autres sont entrés dans notre bunker afin de s'assurer qu'il n'y avait pas de soldats allemands cachés parmi nous. Avant qu'ils ne ressortent, les enfants leur ont sauté au cou pendant que les adultes les remerciaient. J'ai bien vu que l'un des trois Américains avait les larmes aux yeux en partant.

J'ai vu aussi un soldat allemand perché en haut du clocher de l'église tirer au fusil sur un char américain qui avançait sur la route de l'autre côté de la Sarre. Le char a fait faire un quart de tour à sa tourelle, le coup de canon est parti : plus de clocher, plus d'Allemand. Dans la soirée, j'ai pu voir son corps sans tête par terre devant l'église en ruines. Un Américain lui avait fait une croix sur le ventre avec des biscuits secs.

(...) Pour passer le temps, j'allais traîner non loin de là, du côté du cimetière, avec d'autres gamins du bunker. Nous jouions avec des fusils allemands dont la crosse avait été brisée. Nous les posions sur le muret du cimetière et l'on s'amusait à tirer. De l'autre côté du muret étaient alignés des corps de soldats, Allemands et Américains mélangés.